Le gefilte fish
La carpe farcie ça vous dit quelque chose ? Aujourd’hui on s’attaque à un monument de la cuisine ashkénaze.
La semaine dernière Missak et Mélinée Manouchian sont entrés au Panthéon et j’ai été surprise par mon émotion en regardant la cérémonie. Bien sûr, comme beaucoup de monde, j’ai été frappée par la dissonance entre ce symbole et les projets du gouvernement actuel. Mais j’ai aussi été touchée par quelque chose de plus intime.
Petite, ma mère m’emmenait souvent avec elle dans l’atelier de mon oncle, qui fut aussi celui de ma grand-mère, de mon grand-père, du deuxième mari de ma grand-mère, du plus vieil ami d’enfance de ma mère et j’en passe. Cet atelier se nichait dans une chambre de bonne, tout en haut d’un viel immeuble parisien aux murs jaunis par les cigarettes et imprégnés de l’odeur des produits qu’utilisaient tous les artisans-bijoutiers qui travaillaient ici. Régulièrement en montant les escaliers, je croisais des messieurs d’un certain âge qui m’interpellaient « ha, tu es la petite-fille de Sam ! Qu’est-ce qu’on rigolait bien ensemble ! ». Tous semblait garder un vif souvenir de la gaité de mon grand-mère pourtant disparu depuis plus de 30 ans alors. Une autre particularité rassemblait ces hommes : ils étaient tous ashkénazes ou arméniens.
Je ne sais pas si avant la seconde guerre mondiale les ashkénazes et les arméniens travaillaient déjà ensemble, ce qui à peu près sûr, c’est que tous celles et ceux arrivés en France dans les années 20 (comme ma famille) devaient partager des positions similaires dans la société et subir la même xénophobie et le même racisme. Iels avaient déjà en commun l’exil et la fuite des persécutions, l’histoire de l’Affiche rouge et celle de la famille de Charles Aznazour montrent les liens forts qu’entretenaient alors les deux communautés pendant la guerre.
Quand mes arrières-grands-parents sont arrivés à Paris, ils ont atterri dans le Pletz (au 34, rue des rosiers, adresse hautement symbolique). Avant la guerre, mon grand-père a passé un CAP de sertisseur, son jeune frère lui obtiendra son CAP de tourneur. Pendant l’occupation, tous les membres de ma famille étaient séparés des uns et des autres pour plus d’une raison. Après avoir été libéré de son internement au camp de Drancy en 1941, mon grand-père est parti se cacher dans la Creuse. Son frère lui, s’en alla rejoindre le maquis de Négret dans la Vienne. Mon arrière-grand-père lui était en Bourgogne et mon arrière-grand-mère est restée au Kremlin-Bicêtre.
Mon grand-oncle fût fusillé à Biard avec ses camarades, mon arrière-grand-père assassiné à Auschwitz. À la fin de la guerre, celui qui s’était choisi Roger Cartier comme nom de résistant rentra au Kremlin retrouver sa mère, et dès que les tickets de rationnement l’ont permis, la carpe farcie. Peu de temps après, mon grand-père commença à travailler comme bijoutier dans le 9e arrondissement où se mêlaient arméniens et ashkénazes que l’histoire avait encore rapproché davantage.
C’est dans ce quartier que ma mère et mon oncle sont nés. Enfants, c’est chez frères Heratichian rue Lamartine qu’ils allaient faire les courses pour leur grand-mère venue habiter chez eux après avoir perdu le seul fils qu’il lui restait. Aujourd’hui encore, je me rends dans la même boutique, toujours tenue par la même famille arménienne, pour acheter la farine de matza et et le raifort rouge nécessaire à la préparation du gefilte fish. Et je ne manque pas d’attraper un paquet de pain lavash au passage.
Certes, cette lettre d’introduction à l’une des recettes les plus emblématiques de la cuisine ashkénaze ne vous dit pas grand-chose sur le plat lui-même, et ce n’est pas faute d’avoir des choses à dire sur les traumatismes de Frank Gehry dont le vocabulaire architectural vient des carpes que sa grand-mère faisait dévaser dans la baignoire ; ou sur la ligne de démarcation du gefilte fish qui vous permet de retracer les origines d’une famille. Peut-être que nous en parlerons une prochaine fois, pour l’heure je préférais faire un peu de lien avec Melinée, Missak, Simon, Samuel et tous celles et ceux qui même apatrides qui fait bien plus pour l'adelphité en France que n’importe lequel des ministres de l’intérieur.
Comme pour toutes les recettes emblématiques d’une culture, chaque famille a sa version. Voici donc la version Kahanne de ce plat, à laquelle j’ai ajouté ma propre mise à jour : j’utilise plus de poisson et bien moins de sucre que mes aïeules. Si l’idée de manger des boulettes de poissons sucrées et pochées vous rebute, peut-être que cette version pourra vous plaire tout de même.
Dernière note avant de vous lancer, j’utilise des filets de colin congelés pour cette recette (c’est tellement plus pratique). Si vous prenez du poisson frais et entier, gardez les têtes et les arrêtes pour le bouillon, ça n’en sera que plus goûtu !
La recette pour une trentaine de petites boulettes
2 heures 30 • omnivore • toute l’année
Ingrédients
Pour les boulettes :
800 g de filet de colin
1/4 de céleri boule
2 carottes
Un bouquet de persil
Un oignon
2 gousses d’ail
3 œufs
100 g de farine de matza (ou de chapelure)
2 cuillères à soupe de sucre
Du sel, du poivre
Pour le bouillon :
1/4 de céleri boule
3 carottes
2 oignons
Les queues du bouquet de persil
Un morceau d’algue kambu (ou les têtes et les arrêtes du poisson)
5 baies de genièvre
3 feuilles de laurier
Pour le service :
Du raifort rouge, ou du wasabi si vous n’en trouvez pas
a. Commencez par préparer le bouillon en découpant grossièrement le céleri et les oignons. Placez-les dans une grande casserole et ajoutez l’algue, les baies de genièvre et le laurier avant de couvrir le tout d’au moins 3 litres d’eau. Portez le tout sur le feu et faites-le infuser à petit bouillon le temps de préparer les boulettes.
b. Pour préparer les boulettes, commencez par nettoyer et peler les légumes. Coupez grossièrement les carottes, le céleri, l’oignon et l’ail et placez-les dans le bol d’un robot mixeur. Mixer une première fois avant d’ajouter les feuilles de persil. Gardez les queues de persil et ajoutez-les au bouillon entrain de frémir.
c. Débarrassez du robot la face obtenue dans un saladier et mixez maintenant les filets de poisson avant de les ajouter à la farce.
Note : Si vous utilisez du poisson surgelé, placez-le au réfrigérateur 4 à 6h avant de cuisiner pour le décongeler. S’il n’est pas tout à fait décongelé au moment de le mixer, ce n’est pas grave, le robot terminera le travail. Et au contraire, si vous utilisez du poisson frais, vous pouvez ajouter un ou deux glaçons dans votre mixeur pour éviter de trop chauffer la chair.
d. Ajoutez les ingrédients secs à la farce, salez et poivrez généreusement et mélangez une première fois jusqu’à obtenir un appareil homogène. Ajoutez les œufs et mélangez de nouveau.
e. Laissez la farce reposer au frais au moins 10 minutes et profitez-en pour éplucher les carottes et les ajouter au bouillon. Vous les retirerez au bout de 20 à 25 minutes, au moment de faire cuire les premières boulettes. Ajoutez de l’eau si besoin (pour toujours avoir environ 3 litres), et vérifiez l’assaisonnement du bouillon.
f. Formez une première boulette en forme d’olive et faites-la pocher 10 à 15 minutes dans le bouillon pour vérifier votre assaisonnement. (Notez que le gefilte fish se mange en général froid et le goût sera donc assez différent de ce que vous allez tester encore chaud, mais il faut bien savoir si vous avez mis assez de sel ou non !).
g. Retirez les carottes du bouillon, formez une dizaine de boulettes et posez-les délicatement dans le bouillon. Couvrez et laissez pocher 15 minutes. Sortez délicatement les boulettes du bouillon avec une écumoire et réserver-les sur une assiette. Recommencez l’opération jusqu’à épuisement de la farce !
f. quand les boulettes sont froides, décorez-les de rondelles de carottes. Ces petits gefilte fish se servent traditionnellement avec du raifort rouge mais si vous n’en trouvez pas, vous pouvez aussi le déguster avec du wasabi.
Merci pour la recette et l'histoire associée. C'est toujours "intéressant" de raconter l'histoire passée surtout à l'heure actuelle, il ne faut pas oublié.
Belle journée